Bordeaux est née de la Garonne, fleuve jaune intranquille de 480 mètres de large, dont le sens s’inverse avec la marée, produisant un marnage de six mètres. Le fleuve comptera bientôt huit ponts, témoignant de l’énergie urbaine et commerciale de ses deux rives.
Le développement de Bordeaux sur la rive gauche d’un méandre de la Garonne en forme de croissant lui a valu l’appellation de « port de la Lune ». Sa richesse, dont témoigne la prestigieuse façade des quais du XVIIIe siècle, transite par ce fleuve essentiel.
Les marchands et négociants résistent longtemps à ce qu’un pont interrompe le fleuve, vecteur de leurs échanges. La ville préserve donc son isolement de la rive droite. Le premier pont ne sera construit qu’en 1822 sur ordre de Napoléon 1er. Il relie enfin la ville au reste de la France, mais c’est aussi un pont guerrier qui permet d’acheminer les troupes françaises vers l’Espagne. Avec ses dix-sept voûtes en maçonneries, le pont de pierre (inscrit au titre des Monuments historiques), est l’œuvre des ingénieurs Claude Deschamps et Jean-Baptiste Billaudel. Cordon ombilical, il arrime les deux rives et engage une lente extension urbaine sur le quartier de la Bastide, rive droite, qui sera bientôt intégrée à Bordeaux. Ce pont fixe délimite navigation maritime en aval et fluviale en amont où s’engage le déclin d’activités que la viographie évoque encore : quai des Salinières, rue Carpenteyre, rue du Port.
Le deuxième ouvrage réalisé en 1860 sera ferroviaire. Âgé de 26 ans, le jeune Gustave Eiffel participe à la réalisation de cette belle passerelle métallique en tôle de fer puddlé, qui portera le nom de passerelle Eiffel.
Il faudra plus d’un siècle pour que deux nouveaux franchissements voient le jour en 1965 et 1967 :
Le pont Saint-Jean, un pont de l’ère automobile des années 60 et des voies rapides, qui taille la rive droite pour butter rive gauche sur la façade urbaine, avec de mauvais nœuds routiers.
Enfin un pont géant, le pont d’Aquitaine, suspendu avec panache à 53 mètres au-dessus du fleuve avec des pylônes de 103 mètres, conçu par l’architecte Jean Fayeton. Il raccorde la rocade à l’autoroute de Paris et préserve l’arrivée des grands navires, si chers à la mémoire des Bordelais, jusqu’au centre ancien.
En 1981, le port quitte la ville pour s’implanter à l’embouchure de la Garonne, libérant les quais et les bassins à flot rive gauche. Ils seront, avec les vastes emprises des friches militaires et ferroviaires sur les deux rives, la substance du projet urbain.
Un franchissement est alors nécessaire pour relier en aval du pont de pierre les espaces à reconquérir des bassins à flot, et de la Bastide. Les Bordelais ne peuvent se résoudre à une Garonne sans navires, mais ils sont divisés entre les partisans du pont levant et les partisans du tunnel, révélant encore leur rapport passionnel avec ce fleuve.
Le pont l’emporte, il est moins coûteux et jugé plus urbain. Il permet aux piétons, cyclistes, transports en commun et véhicules routiers de cohabiter et n’entaille pas la ville de profondes trémies. Le concours s’engage. Le projet des architectes Christophe Cheron, Charles et Thomas Lavigne et de l’ingénieur Michel Virlogeux est retenu.
En 2007, Bordeaux port de la Lune rejoint la liste prestigieuse du patrimoine mondial de l’Unesco. Mais les ennuis ne tardent pas. La démolition du pont du Pertuis aux bassins à flot, dernier pont à culasse de France, et la stature du pont levant, dont les piles sont visibles depuis le cœur de la ville, attirent les foudres du comité du Patrimoine mondial qui place le site en suivi renforcé dès 2008.
Il s’ensuit une mission technique et des négociations avec le centre du Patrimoine mondial, pour que la ville ne perde pas sa couronne à l’instar de la ville de Dresde, dont le projet de pont franchissant depuis 2013 la vallée de l’Elbe entraîna la radiation de la précieuse liste.
En 2009, les piles du pont perdent 6 mètres de haut et s’affinent, leur biseau supérieur s’inverse, la passerelle Eiffel dont la démolition avait été envisagée, suite à son remplacement par un ouvrage de l’ère TGV, est préservée, et l’honneur est sauf.
Le pont Chaban-Delmas sera donc inauguré en 2013. Il présente un élégant tablier nervuré en béton clair, des pylônes de béton de 77 mètres et 117 mètres de travée mobile, avec un même tirant d’air que le Pont d’Aquitaine en position haute.
Mais l’histoire continue et, du quartier Saint-Jean-Belcier rive gauche à Floirac Sud rive droite, secteurs de l’opération d’intérêt national « Euratlantique », un ouvrage du nouveau siècle s’annonce : le pont Jean-Jacques Bosc qui sera le huitième pont de Bordeaux. Grande dalle de 545 mètres de long et 44 mètres de large, cette plate-forme conçue par OMA-Rem Koolhaas est une « plate-forme urbaine au-dessus de la Garonne » portée par une structure en caisson métallique à 9 travées.
La répartition des espaces de circulation laisse place à un grand espace de déambulation de 15 mètres de large qui accueillera, outre des fonctions de mobilité, des usages événementiels et festifs. Fin 2018, ce pont réalisera le chaînon manquant de la boucle des boulevards : la métropole bordelaise deviendra pleine lune destiné à éclairer la face la plus vive et active de ses flux. Il y a fort à parier que l’histoire ne s’arrêtera pas et que le mouvement de la Garonne occupera toujours l’esprit des ponts.